Au début de la fictive affaire Martin Kowal, il y a l’assassinat bien réel à Paris de Joaquín Zentano Anaya ambassadeur de Bolivie en France le 11 mai 1976. Cet ambassadeur « avait été auparavant ministre des Affaires étrangères et général en chef de l’armée bolivienne. Le 10 octobre 1967, il figurait sur la célèbre photo du cadavre du Che Guevara, et aurait été le donneur d’ordre de son exécution ». La revendication de l’assassinat parisien par de mystérieuses et inconnues Brigades internationales Che Guevara est crédible et laisse planer la menace d’un terrorisme d’extrême-gauche jusqu’alors absent de l’hexagone.
Il fallait bien toute l’expérience d’un journaliste d’investigation comme Éric Decouty pour distiller les informations peu connues ou oubliées que cachent cette affaire d’état. L’auteur n’a pas choisi la facilité dans sa fiction. Pour mener l’enquête il aurait justement pu choisir un journaliste, libre de toute institution gouvernementale. Il emprunte une voie plus complexe, celle des enquêteurs officiels et ils ne manquent pas dans son récit.
L’assassinat d’un représentant de l’État bolivien mérite bien une coopération exemplaire entre tous les services français, c’est ce qui est demandée aux RG, à la DST et à la PJ avec la Crim et les Stups sous l’autorité d’un juge d’instruction. Le gouvernement de l’époque demande des résultats rapides, le Ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski et le directeur général de la Police nationale Robert Pandraud entrent en scène ainsi qu’un mystérieux conseiller de la présidence au passé trouble et agissant dans l’ombre. Le groupe d’enquête des RG est dirigé par le jeune inspecteur Martin Kowal. Je ne me souviens pas avoir lu un récit d’investigations mené par tant d’intervenants. Pas étonnant qu’une guerre des polices s’installe, elle servira à mieux cacher ce que les politiques souhaitent garder secret. En politique cela s’appelle le secret défense.
Patience et discrétion résument bien le monde des RG. Planques et filatures ne sont pas source de suspenses et rebondissements pour le lecteur. Il n’y a pas de juge pour contrôler les relations avec les indics qui attendent bien sûr une compensation en échange de leurs infos. Il faut infiltrer, ces opérations exigent beaucoup de tact dans des relations humaines où la frontière avec la trahison est floue. Le lecteur n’est pas vraiment dans le polar et ses codes familiers, il est plus proche du monde de l’espionnage avec sa complexité et l’impatience qu’il faut contenir avant d’arriver à un épilogue long à se dessiner. L’auteur est habile et la retranscription de rapports et de notes apportent de la véracité au récit et aident le lecteur à y voir plus clair.
Éric Decouty réussit à installer une ambiance permettant de fluidifier une enquête particulièrement complexe et riche en impasses que le pouvoir politique s’évertue à créer. Cette ambiance est alimentée par l’actualité de l’époque, pas seulement la sécheresse de 1976 mais aussi des évènements bien réels qui constituent autant de grains de sable dans les rouages d’un quotidien politique beaucoup moins lisse que ce qui a été offert à la mémoire collective. L’auteur parle par exemple du casse du siècle de Spaggiari et de l’assassinat du prince Jean de Broglie. Pendant ce temps le lecteur peut être frustré lorsque « l’enquête bolivienne » est hâtivement arrêtée mais considérée comme une réussite par les politiques.
La personnalité du solitaire et mélancolique Kowal est tourmentée et ses nuits folles suscitent de l’étonnement. Les secrets de son passé familial ( son père a été discrédité des RG pour avoir collaboré avec l’OAS ) alimentent la résolution de l’énigme que l’opiniâtre Martin Kowal veut poursuivre coûte-que-coûte même à la limite de la légalité. L’aide de son adjoint Chouchayan, l’ancien des RG expérimenté et perspicace, est déterminante.
La lumière se fait lentement, les recherches de Martin sont devenues officieuses et courent jusqu’en avril 1978. Durant cette période le lecteur a voyagé en Espagne et posé son regard sur l’Amérique du Sud où de violentes dictatures volent le pouvoir démocratique. La vérité est détaillée dans une note historique de l’auteur à la fin du livre. Elle fait froid dans le dos et encore plus lorsque le lecteur choisit d’approfondir le sujet en consultant les vidéos évoquées par l’auteur.
Le lecteur de « L’affaire Martin Kowal » doit être patient face à la complexité du récit d’Éric Decouty mais la récompense est à la hauteur lorsque la lecture s’achève. Le roman noir montre une fois encore toute sa capacité à rétablir la vérité historique
Éric DECOUTY - L’affaire Martin Kowal . Parution le 5 octobre 2023, Éditions Liana Levi. ISBN 9-791034-908233 .
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